Les petits traits, et la nuit
Ça a débuté comme ça.¹Première est la nuit … et le désir commun d’explorer l’espace de la nuit.
Chacun avec ses outils y avait fait quelques incursions. Pour autant une communauté d’exploration ne se réduit pas à une juxtaposition d’expériences individuelles complaisamment regroupées pour la circonstance. Il a fallu qu’une pratique commune s’impose à nous pour qu’une porte s’ouvre, et entrer enfin de concert dans ce territoire. Une pratique bifrons comme Janus, dieu des commencements et des fins, des choix, des clés et des portes.
Pratiquer les « petits traits ». Le chemin se crée en marchant, un pas après l’autre. Un trait après l’autre, des espaces naissent, certains très graphiques, d’autres tout en textures. Possibles ouverts.
Un trait suffit pour y entrer. Un trait suffit pour en sortir. Un pas de côté… qui peut être celui de l’autre, venant dérouter un cheminement.
L’espace de la détermination, du choix, de l’orientation, se situe dans l’entre-deux-traits, comme entre l’inspir et l’expir, dans la tension qui se crée après un trait et que le suivant peut poursuivre, amplifier, réduire, ou rompre tout à fait.
… et ainsi de suite … le choix d’un instant est remis en jeu par le trait suivant.
Chemin faisant, nous avons exploré les possibilités de cette pratique, mis nos petits traits à l’épreuve d’espaces variés, accumulé les expériences … Il fallait qu’un cycle prît fin et pour cela relier nos pas : en faire un livre, et à travers lui nous relire.
Il étrait une fois²
Une fois le livre relié, sa lecture révéla un itinéraire. Celui d’une longue marche d’approche, durant laquelle nous avions entraperçu des fragments de nuit, et qui nous avait ramenés à notre point de départ, avec ce même désir, sur ce même seuil. À ceci près que cette fois, la porte est ouverte, et un sol s’est constitué, permettant d’atteindre ce qui se devine, se dessine et se déploie au-delà.
Notre nuit est multiple.
Les « petits traits » en génèrent des dimensions. Il ne s’agit plus d’un trait qui en entraîne un autre, mais d’un espace qui en ouvre d’autres. Espaces mentaux mais prenant corps dans des objets concrets qu’il faut aussi pratiquer, inventer : livres d’artiste et livres-objets à géométrie aussi variable que la nuit.
Et parce qu’il y a nécessité de quelque chose qui retienne cette nuit protéiforme, d’un contenant pour cette pâte travaillée de potentialités de formes, êtres, mouvements et atmosphères, il nous faut, aussi, une boîte.
Une boîte à trésors ou une boîte de Pandore – car on ne sait ce qui peut en sortir – dans laquelle et par laquelle différents éléments se déploient et cohabitent, mais qui laisse du jeu : l’espace du dialogue, le vide nécessaire à la constitution d’un univers.
Une boîte de jeu (de mots, d’échos).
Une boîte de nuit.
1 – Voyage au bout de la nuit – Céline
2 – Il étrait une fois – Œuvres à quatre mains – Belem Julien et Mathieu Schmitt, éditions Xürübila, avril 2013
Travailler l’élément-nuit
Plonger dans la nuit comme dans un élément, en explorer les différentes profondeurs, les plis, replis, remous et autres trous noirs qui entraînent vers les abysses ou les pouponnières d’étoiles.
Un océan-nuit matriciel : l’eau et la nuit sont liées, leurs champs symboliques et imaginaires se recoupent. Dans les profondeurs de la nuit comme dans celles de l’océan, d’étranges créatures apparaissent, visions deféérie ou de cauchemar.
Idée de fond commun et d’origine, d’indistinction primordiale d’où surgissent la vie et certaines formes desavoir. Remontant du fond des âges, de la nuit des temps que nous avons en partage, réminiscences et anamnèses viennent éclore comme des bulles à la surface. Indissociable de l’idée de mémoire est celle du mouvement qui en parcourt les étranges étagements. Revenants et revenances, flux et reflux – le ressac ressasse.
Se coulant dans ce mouvement, l’entrelacement des branchages répondant à l’entrelacement des flux, la forêt s’est imposée naturellement.
Travailler la nuit comme océan, l’océan comme nuit. Arpenter tous les territoires que l’on traverse en naviguant de l’un à l’autre. Chercher quels agencements de plis et de plans, quelles combinaisons de transparences et de perspectives, pourraient donner à voir et à toucher densité et fluidité, surface et profondeur, simplicité élémentaire et multiplicité labyrinthique.
Océan, forêt, ville, nuit… autant de lieux propices à la confusion (la nuit, tous les poissons gris), à l’égarement (les sentiers qui bifurquent), aux métamorphoses, à d’étonnantes rencontres.
Berceuse
Dors, do ré mi dors
Qui dormira mirera lune d’or
Free volera
Do ré mi fa
Bulle de rêve sur fleuve de soie
Dors, dors, do ré mi dors
Qui dormira virera tribâbord
Divaguera
Dodelida
Mille et un rêves versés dans ses bras
Longtemps louvoyant
Longtemps louvoyant nous fûmes
Par maints arbres moirés de lune
Brume en écharpe
Souffles ouverts
Lèvres bruissant à la nuit feuillue
Longtemps silencieux nous fûmes
Par maints sentiers à pas feutrés
Coiffés de lune
Chaussés d’humus
Parole à l’affût – motus
Parler d’arbres aux reflets de lune
Longtemps miroitants nous fûmes
Tracer des signes argentés
Vigies nocturnes
Ombres hantées
Par bizarbres noyés de brume
Longtemps loups voyants nous fûmes
Et longtemps reliant nous fûmes
la racine filante à l’étoile cursive.
Par miracle noués par l’une,
défaits par l’autre.
Sols constellés
Fugaces
Lacis des fées
Autres textes
La nuit nous dicte sa tâche magique,
détisser les mailles de l’univers,
les ramifications inépuisables
des effets et des causes, qui se perdent
dans ce vertige insondable, le temps.
La nuit exige que cette nuit même,
tu oublies ton nom, ton sang, tes ancêtres,
chaque parole humaine et chaque larme,
ce que la veille a pu te révéler,
le point illusoire des géomètres,
la ligne, le cube, la pyramide
le plan, la sphère, le cylindre, la mer et les vagues,
ta joue sur l’oreiller et la fraîcheur
du drap neuf, les jardins,
les empires, les Césars et Shakespeare
et, plus difficile, ce que tu aimes.
Curieusement, un cachet peut
effacer le cosmos et ériger le chaos.
Jorge Luis Borges, Le sommeil
La lune était toujours très haute. Les transformations du ciel, les métamorphoses de ses voûtes multiples en configurations de plus en plus ingénieuses n’avaient pas de fin. Comme un astrolabe d’argent, il découvrait dans cette nuit magique son mécanisme et laissait voir dans ses évolutions infinies la mathématique étincelante de ses pignons et de ses rouages.
Bruno Schulz. Les Boutiques de Cannelles.
Ces nuits-là, l’eau était parfaitement calme, et argentée, on aurait dit du mercure, et dedans les poissons étaient violets, et, ne pouvant résister à l’attraction de la Lune, ils venaient tous à la surface, ainsi que des poulpes et des méduses couleur safran. Il y avait toujours un nuage de menues bestioles – des petits crabes, des calmars, et aussi des algues légères et diaphanes et des petites branches de corail – qui se détachaient de la mer et finissaient dans la Lune, suspendues à ce plafond plâtreux, ou bien qui restaient en l’air à mi-chemin, comme un essaim phosphorescent, et que nous écartions en agitant des feuilles de bananier.
Italo Calvino. Cosmicomics.
Chez plusieurs poètes apparaît aussi une mer imaginaire qui a pris ainsi la Nuit en son sein. C’est la Mer des Ténèbres – Mare Tenebrarum, où les anciens navigateurs ont localisé leur effroi plutôt que leur expérience […] La tempête entre alors au sein des flots, elle est, elle aussi, une sorte de substance agitée, un mouvement intestin, qui prend la masse intime, c’est « un clapotement bref, vif et tracassé dans tous les sens ». Qu’on y réfléchisse et l’on verra qu’un tel mouvement si intime n’est pas livré par une expérience objective. On l’éprouve dans l’introspection, comme disent les philosophes. L’eau mêlée de nuit est un remords ancien qui ne veut pas dormir…
Gaston Bachelard. L’Eau et les rêves.